Né dans les années 1980, le business des voyages en mer n’en finit pas de prospérer. Croissance record, paquebots de plus en plus impressionnants et influences dans les pays européens. Auparavant réservée aux plus fortunés, la croisière s’est démocratisée. Le nombre total de passagers est passé en dix ans de 15 à 25 millions, et l’âge moyen, de 46 ans, continue de baisser.

Les croisiéristes s’amusent… Depuis plusieurs années, les touristes sont de plus en plus nombreux à passer une partie de leurs vacances sur des paquebots. En 2016, 24,7 millions de personnes ont navigué à bord de ces palaces flottants, contre à peine 6,3 millions en 1995. Il faut dire que certains trouvent leur billet pour 475 euros avec sept jours et six nuits à bord. A ce tarif, une cabine sans fenêtre, certes, mais tout confort, des animations en pagaille et trois copieux repas quotidiens… Pour moins de 70 euros par jour !

 Un taux de croissance record

Avec un taux de croissance annuel moyen de 7 % depuis… 1980, ce secteur est celui qui a le plus progressé sur le marché mondial du tourisme.

Pour accueillir plus de visiteurs et séduire une clientèle variée, les armateurs investissent des milliards d’euros dans la construction de navires toujours plus grands et plus luxueux. Le Symphony of the Seas, coûte un milliard d’euros, mesure 362,15 mètres de longueur pour 66 mètres de largeur, peut abriter 6 296 passagers et 2394 membres d’équipage. À bord, tout est organisé pour pousser les passagers à craquer pour des extras… tout en rognant sur les coûts de fonctionnement du navire. Une économie bien huilée, répliquée sur chacun des paquebots des compagnies.

La première clé de ce business ? Le taux de remplissage. Il doit avoisiner les 100% pour amortir les frais fixes, incompressibles. Un plein de fioul pour deux semaines coûte 600.000 euros, même si des traders, l’achètent en masse, donc à bon prix, pour toute la flotte du groupe. De plus un « nouveau » paquebot de 4 000 passagers consomme en effet nettement moins que deux « vieux » navires de 2 000 personnes. Les plus grosses unités vont un peu moins vite, elles sont donc proportionnellement moins gourmandes et elles bénéficient de toutes les dernières innovations (revêtement sous-marin en silicone, meilleur coefficient de pénétration, système de récupération des gaz d’échappement), qui leur permettent d’économiser pas mal de carburant.

Les cabines doivent être aussi remplies que les réservoirs. Et ça ne s’arrête quasiment jamais. Lorsque les croisiéristes libèrent leur cabine à 9 heures, ils laissent place aux suivants qui posent leurs valises le jour même…

Les armateurs sont américains

Le succès des croisières est pourtant relativement récent. Tout est parti des Etats-Unis au début des années 1980. Jusqu’alors, les navires étaient surtout considérés comme des moyens de transport, mais avec l’essor de l’aviation, les bateaux ont commencé à devenir inutiles. Les armateurs américains sont toutefois parvenus à révolutionner le secteur en décidant de reconvertir leurs paquebots qu’ils avaient souvent achetés en Europe, en de véritables lieux de vie magnifiques et ludiques. Ce phénomène explique pourquoi les trois plus importants armateurs mondiaux sont établis de l’autre côté de l’Atlantique. Carnival Corporation possède notamment les compagnies Carnival Cruise Lines, Princess Cruises, Costa Croisières, Cunard Line, P&O Cruises et Aida Cruises. Le groupe RCCL contrôle Royal Caribbean International, Celebrity Cruises et Croisières de France. L’investisseur Apollo Global Management chapeaute, pour sa part, Norwegian Cruise Line, Star Cruises et Oceania Cruises. Près de la moitié des croisiéristes dans le monde sont américains. Les marchés européen et surtout asiatique ont donc encore une belle marge de croissance devant eux.

La stratégie commerciale

Le budget qui ne doit pas déraper : la nourriture. Les passagers ont droit à trois repas par jour, compris dans le prix de la croisière, plus un goûter. Ils peuvent opter pour le buffet où les légumes, féculents, grillades et pâtisseries sont à volonté ou se rendre dans les restaurants inclus dans l’offre. Le travail de l’armateur consiste à ce que le coût total des repas soit inférieur à quelques euros par jour et par passager. Les compagnies achètent donc de la nourriture, pour l’essentiel surgelée. Elles s’approvisionnent à bas coût dans les pays détaxés et font venir les produits par containers jusqu’à leurs bateaux. Grâce à quoi elles parviennent à s’en tirer avec un budget d’à peine… 7 euros par jour et par passager.

Ce sont les économies d’échelle induites par la massification des achats qui permettent ce tour de force. Les victuailles sont achetées en énormes volumes pour toute la flotte de l’armateur. Budget, colossal, il peut dépasser le milliard de dollars par an. Pour sept jours et 2500 croisiéristes, comptez 1.551 kilos de pâtes, 8.153 kilos de légumes, 15.000 œufs… Et pour garantir un meilleur rapport qualité-prix, tout ce qui peut être fabriqué à bord l’est. Les boulangers fabriquent les viennoiseries, les bouchers, eux, détaillent des carcasses stockées en chambre froide ce qui est beaucoup moins coûteux que d’acheter des steaks à l’unité.

Voilà pour le “tout inclus”. Mais une fois à bord, les armateurs veillent à multiplier les tentations, payantes cette fois. Pizzas maison, burgers gourmets, glaces, crêpes ? Hors forfait. Idem pour les restaurants chics du bateau. Une petite soif ? Là aussi, l’addition peut vite grimper. Aussi la plupart des voyageurs prennent un forfait à la semaine, pour profiter des dizaines de bars disséminés sur le paquebot.

Autre filon imparable pour remplir les caisses : comme à bord l’eau courante est de l’eau de mer traitée, potable mais peu engageante, les passagers sont incités à acheter des bouteilles qui peuvent grimper à 2,95 euros l’unité. Faites le calcul avec 6 000 passagers sur une semaine…

Outre les animations, spectacles gratuits, ploufs dans la piscine ou séances de gym, les occasions de lâcher encore quelques euros ne manquent pas. Un quart des recettes des armateurs vient des dépenses à bord. Il y a bien sûr les casinos, qui ne désemplissent pas, et dont les roulettes et machines à sous sont accessibles dès que les navires croisent en eaux internationales. Pareil pour le shopping détaxé, qui occupe des “rues” entières des paquebots. Au spa, l’affluence est record le jour où les bateaux ne touchent pas terre. Pour un prix digne des meilleurs établissements parisiens (139 euros), les amateurs s’offrent soixante-quinze minutes de massage et un soin du visage. Même Internet, fourni par satellite, est en option : il faut débourser 5 euros pour un accès Wi-Fi de vingt-quatre heures aux réseaux sociaux. Les ados ne résistent pas.

Et puis il y a les escales. D’une durée variable, elles sont l’occasion de gonfler le business de l’armateur grâce aux excursions payantes organisées par les compagnies. Par exemple, pour la compagnie Costa, à Palerme, sept bus de cinquante places sont prévus pour l’excursion. Visite du centre-ville à pied pour 30 euros les trois heures trente. Autant dire que l’opération est très rentable… Les croisiéristes à peine remontés à bord, la responsable des passagers francophones n’hésite pas à vanter à nouveau les excursions de notre future escale de Barcelone : “Si vous n’avez pas réservé préalablement sur Internet pour visiter la Sagrada Familia par vous-même, vous ne pourrez pas y entrer.” Résultat : quatorze bus à quai ! Les plus autonomes ont préféré le taxi.

Les charges du personnel

Le coût de la main-d’œuvre est crucial pour les armateurs. Pour la plupart philippins, indonésiens ou indiens, ces hommes et femmes signent des contrats marins, de six à neuf mois, durant lesquels ils travaillent onze à treize heures par jour, sept jours sur sept.

Le salaire plancher est de 400 dollars par mois pour les serveurs des buffets. Certes, c’est toujours mieux que le salaire moyen philippin, de 200 dollars, mais cela représente moins de 1 dollar l’heure… Une femme de ménage expérimentée touche 600 dollars, pour vingt-cinq cabines à nettoyer deux fois par jour, une opération qui exige entre dix et vingt minutes de travail (comme dans un quatre-étoiles). Une serveuse brésilienne, manageuse du grand restaurant est payée 900 dollars. Il faut également prendre en compte que 30% de ces paies nettes sont retenus chaque mois, une somme non versée au salarié s’il venait à rompre son contrat avant terme. L’envers du rêve pour ces autres passagers, logés dans les cabines à fond de cale.

Les plus gros navires permettent aussi de faire des économies de personnel. Sur les navires de 1 000 à 2 000 passagers, il fallait compter en moyenne un peu plus d’un membre d’équipage pour deux clients. Sur les hôtels flottants actuels, le ratio tombe à presque un pour trois. Et la différence est encore plus nette avec le personnel de navigation, qui travaille sur le pont ou dans la salle des machines : pour un bateau de 1 300 personnes, on en dénombre environ 60, soit à peine une vingtaine de moins que dans les bâtiments trois fois plus imposants ! Evidemment, moins de personnel implique des journées à rallonge pour les employés qui peuvent atteindre jusqu’à 16 heures par jour, 7 jours sur 7, pendant 6 mois, et plus de 12 heures par jour pour la conduite du bateau.

475 euros pour sept jours en pension complète sur le Costa : comment font-ils ?

700 convives par service

Le restaurant Degli Argentieri ne peut pas accueillir tous les passagers. Pour profiter de son cadre chic avec menu à la carte compris dans le prix, il faut souvent faire la queue. Une manière de diriger les gens vers le buffet, peu coûteux pour la compagnie.

5,50 euros le coût par jour par passager

Les familles apprécient le buffet du pont supérieur, près des piscines. Viennoiseries le matin, grillades à midi, sushis le soir : le coût total de la nourriture par passager est inférieur à 6 euros par jour, grâce aux économies d’échelle.

15 minutes de ménage par cabine

Les hommes et les femmes de ménage nettoient et rangent les chambres matin et soir, comme dans un grand hôtel. Chacun doit gérer vingt-cinq cabines. Ils veillent toute la journée dans le couloir en attendant de pouvoir intervenir.

14,99 euros la photo souvenir

Nous n’avons pas résisté à l’envie de poser avec le commandant Marco Derin, comme 100 autres passagers. Prise devant un fond vert, notre photo était imprimée et exposée dans le hall du paquebot dès le lendemain.

3 euros la bouteille d’eau minérale

Les boissons ne sont pas incluses dans les séjours les moins chers. Beaucoup optent pour un forfait illimité, à 200 euros pour sept jours, d’autres achètent des packs : 35,99 euros pour 13 bouteilles d’eau, ou 93,15 euros les 20 bières !

Les mêmes shows chaque semaine

Costa a une licence pour organiser sa propre version de “The Voice”. Les passagers chantent, et la directrice de la croisière anime !

Le casino : un quart des recettes de l’armateur

Les extras dépensés à bord sont stratégiques, notamment le casino. Celui-ci est situé à l’endroit le plus passant du bateau.

55 euros le tour en bus

Organisées à chaque escale par Costa, les excursions font le plein. Elles sont facturées de 30 à 55 euros par personne.